
Ubérisation. « Il y a un risque de régression possible »

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« Ubérisation » et santé au travail
La concurrence, meilleure alliée des travailleurs
Dans un exercice de prospective, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) vient de produire plusieurs scénarios qui permettent de se projeter à l’horizon 2027. Interview de Marc Malenfer, chargé de projets (missions TPE/PME - Veille et prospective) à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).
A part entière : Pourquoi vous êtes-vous intéressés à la plateformisation du travail ?
Marc Malenfer : L’INRS a une mission de veille et de prospective. Dans les années précédentes, l’Institut avait conduit un exercice sur l’évolution des modes et méthodes de production à l’horizon des années 2040, publié en 2016. Cette fois-ci, notre conseil d’administration nous a demandé de creuser la question de la plateformisation sur un calendrier plus court (2027). Ce sujet est en pleine émergence. Un certain nombre d’entreprises commencent a utiliser les mêmes outils que les plateformes : géolocalisation, notation par le client, intelligence artificielle... Et de grosses structures rachètent des plateformes connues ou en créent et vice et versa. Certains fonctionnements sont hybrides. Ainsi, dans le secteur du second œuvre du BTP, des artisans travaillent pour des plateformes et ont eux-mêmes des salariés.
APE : Vous faites état à la fois d’un risque accru de non application des règles de prévention et de sécurité et en même temps de nouvelles opportunités de santé au travail, comment expliquer cet apparent paradoxe ?
M. M. : On constate que les principes généraux de prévention ne cadrent pas avec le travail plateformisé. Les travailleurs sont isolés les uns des autres dans une relative individualisation du travail. Avec les plateformes, une approche collective de prévention et de dialogue social est plus compliquée à mettre en œuvre. On est dans un travail distribué par une intelligence artificielle du type application, et des algorithmes. Et peu de marge de manœuvre. La question des risques psycho-sociaux est préoccupante pour les mêmes raisons. On déplore une situation d’insécurité avec un travail à la tâche et à la demande. Le travailleur sur plateforme ne sait pas à quoi s’attendre pour le lendemain. Il dispose de peu d’information sur l’état santé réel de sa plateforme -certaines disparaissent du jour au lendemain. La relation contre-actuelle est déséquilibrée : la plateforme peut changer les règles et les termes du contrat changent. Sans oublier qu’elles incitent à travailler beaucoup pour s’assurer une rémunération et que les tâches réalisées reposent uniquement sur le travailleur et son initiative. Enfin, elles récompensent la prise de risque, proposent des primes de travail de nuit ou sous la pluie pour certains livreurs.
Mais dans le même temps, la plateforme peut jouer un rôle plus positif. Dans certains secteurs, comme le second œuvre du BTP (les artisans que l’on peut notamment contacter via de grandes enseignes), elle peut décharger l’artisan de tâches qui ne sont pas dans son cœur de métier. Elle gère la relation avec les clients, réalise les devis, encaisse les factures… On pourrait utiliser ces plateformes comme relais pour augmenter les standards de prévention. Pour des questions d’image et de fidélisation, elles pourraient finir par accepter de réhausser leur degré d’exigence en terme de qualité de vie au travail et de sécurité.
APE : Pensez-vous que les nouvelles plateformes sont prêtes à négocier une meilleure sécurité de leurs travailleurs ?
M. M. : Un certain nombre de plateformes expérimentent désormais le fait qu’elles sont en concurrence. Pour garantir aux clients un niveau de qualité, elles doivent penser à fidéliser les travailleurs et veiller à ce qu’ils soient en bonne santé. Prenons l’exemple de Stuart, une plateforme de coursiers à vélo rachetée par le groupe La Poste. Cette dernière va probablement vouloir y injecter de la vigilance, veiller aux conditions de travail, former les travailleurs… Toutes ces nouvelles entreprises seront confrontées à la nécessité de durer et de garantir à la fois la qualité de leurs prestations en soignant à la fois l’expérience client et l’expérience de leurs travailleurs. Elles auront un intérêt évident à se pencher sur la sécurité et la santé au travail, ne serait-ce que pour sauvegarder leur image et fidéliser leurs travailleurs.
De plus, notre société résiste encore collectivement. Ainsi le législateur a prévu tout récemment d’imposer des droits sociaux minimum pour ces travailleurs indépendants en matière de prise en charge de cotisations d’accidents du travail, d’accès à la formation professionnelle continue et de validation des acquis de l’expérience. Ils acquièrent aussi le droit de défendre leurs revendications et de constituer un syndicat. Par ailleurs, plusieurs décisions de justice, qui ont fait jurisprudence, ont permis à des autoentrepreneurs d’être requalifiés en salariés.
APE : Vous évoquez le chiffre de 200 000 personnes concernées par la plateformisation, mais ce phénomène semble plus largement diffusé...
M. M. : Aujourd’hui, ce sont environ 200 000 personnes en effet qui seraient impliquées selon un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) de 2015. Mais selon les travaux de David Weil, le phénomène commence à dépasser le cadre des plateformes. Selon les travaux de cet Américain, les formes de
de travail « non classiques » entre 2005 et 2015 ont explosé aux USA. Les entreprises sont en recherche de flexibilité depuis des années, elles ont besoin de s’adapter de façon réactive à leur marché. Elles s’engouffrent dans tout ce qui offre de la souplesse dans leur organisation. C’est la tendance actuelle.
APE : Diriez-vous que la plateformisation représente une forme de régression, un retour au XIX e siècle comme le craignent certains ?
M. M. : Je n’utiliserais pas ces mots, mais ce qui est sûr, c’est que notre arsenal juridique ou assurantiel s’adapte mal au travail plateformisé : obligation de santé, système d’assurance ATMP, système classique d’incitation à la prévention par différents leviers, notamment les cotisations, principes généraux de prevention… Tout cela ne fonctionne pas dans ces nouvelles formes de travail. On est dépendant de la bonne volonté des acteurs. C’est un vrai sujet autour des futures conditions de travail de ces travailleurs.
APE : Quel scénario va, pensez-vous, s’imposer dans l’avenir ? Et comment vont évoluer les risques professionnels dans les prochaines années ?
M. M. : Aucun des scénarios que nous avons produits ne va se réaliser tel que nous l’avons imaginé. Ce travail de prospective est conçu pour nous aider à échafauder des hypothèses et identifier des moteurs d’évolution. Les transformations numériques ont et auront sans doute une part importante dans l’évolution de l’organisation des entreprises et s’accompagnent notamment de risques psycho-sociaux. L’automatisation aura aussi des impacts en termes de sécurité au travail. Mais cela dépendra des secteurs d’activité. Pour l’heure, il existe des modèles de plateformes qui n’ont pas montré leur viabilité économique. La plus emblématique, c’est Uber qui a perdu beaucoup d’argent. Et certaines alliances qui paraissent « prometteuses » commencent juste à se concrétiser notamment entre Amazon et Whole foods. Difficile de se projeter dans ces conditions. Quoiqu’il en soit, et c’est le message essentiel, toutes ces nouvelles entreprises seront confrontées à la nécessité de durer et de garantir à la fois la qualité de leurs prestations en soignant à la fois l’expérience client et l’expérience de leurs travailleurs. Elles auront un intérêt évident à se pencher sur la sécurité et la santé au travail, ne serait-ce que pour sauvegarder leur image et fidéliser leurs travailleurs. En raison de la concurrence qui commence à faire rage entre elles, il y a des secteurs où c’est déjà tendu et où les responsables ont du mal à conserver leurs livreurs qui ne se privent pas d’aller voir ailleurs.
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